Un texte d’Ali Simone

Dans ma ville natale, il y a une impasse. Au bout, avec mon premier copain, on se roulait des pelles et on se touchait. Pas de parents, ni leurs regards. Mais ceux des autres, dont on a vite fait connaissance.

La sexualité ne s’est jamais contentée d’être une affaire privée. En grandissant, comme tout le monde, j’ai vu du sexe hétéro partout, tout le temps. Et surtout, j’ai appris que l’espace public, c’est pas pour les homo-sexuels. Penser le contraire fait surgir les petits soldats spontanés de l’hétéro-sacré.

Mais dans ce monde hétéro, c’est en plein air que j’ai commencé à explorer ma sexualité. L’espace privé, c’est un concept plutôt flou quand t’es gosse, et encore plus quand t’es PD. Alors j’ai dû sortir : de ma famille, de chez moi, de l’école, parce que personne ne voulait, ne pouvait, m’expliquer.

Le plein air ne m’a pas été hostile de tout temps. En 5e, j’suis tombé raide dingue d’une fille, juste après la mort de Michael Jackson. Elle kiffait « MJ ». Moi, j’avais aucune idée de qui c’était, et par amour, je me suis mis à écouter en boucle toute sa discographie. Après les cours, on allait au parc à côté du collège. Y avait un chemin dans des buissons qui menait contre un mur du parc, caché du sentier principal par de la végétation. On se roulait des pelles et on se touchait. C’était évident : on pouvait pas faire ça chez nous ou à l’école, alors on faisait ça dehors, cachés.

C’est aussi à cette époque-là que mon homosexualité comme menace a commencé à émerger. On me harcelait, m’appelait PD. Ma gestuelle dérangeait. Et quand j’ai réalisé que j’en étais, ma relation à l’espace public n’eut plus rien à voir.

Photo en nuance de gris. Ruelle pavée étroite. Les murs sont ancien, en pierre taillée. le mur de gauche présente un rectangle plus clair qui semble avoir été nettoyé très récemment par jet d'eau pressurisée pour effacer des graffiti. En face, on observe également quelques tâches claires parsemées qui semble plutôt provenir de l'effritement du mur. Les fenêtres visibles ont les volets fermés. Au fond du la ruelle, un porche grillagé.

L’impasse, on l’a choisie pensant que personne nous verrait. Mais parfois, des gens passaient pour rentrer chez eux, ou juste devant l’impasse, et pouvaient nous voir. On a vite appris à les entendre avant qu’il soit trop tard, arrêter les chafouineries, se rhabiller presto et faire genre de taper la discut’. Rien d’homosexuel à signaler, R.H.A.S.

Un jour, des mecs ont décidé de ne pas être de passage. Du bout de l’impasse, ils nous regardaient. On n’entendait pas les détails de leur discussion, mais on a assez vite compris. Ils se moquaient, rigolaient. L’impasse devenait irrespirable. Reboutonnés, on est passés à travers le groupe, la tête baissée. Pendant un instant, j’étais sourd. Mon corps brûlait et je vacillais de terreur.

Le dehors est devenu une bombe à retardement. Un espace de désir et de mort. L’altercation de l’impasse était la première d’une série d’invectives, rires, remarques, conversations invasives, ou de gueulements fracassants.

Chercher un endroit où s’embrasser/se cacher, ça m’a toujours semblé une roulette russe. J’ai jamais su si je prenais du plaisir dans le corps de l’autre ou du temps qui restait avant que la mauvaise personne ne nous trouve.

J’avais pas le choix, mais j’aimais ça. J’ai fini par kiffer  »afficher » ma sexualité. Comme un revers instantané : seuls ceux qui ont besoin de se prendre le coup le recevront.

photo en nuance de gris. au premier plan, un poteau électrique en bois avec un panneau de rue attachée avec deux fines lamelles en aluminium qui font le tour du poteau : "GAY St". En arrière plan, un mur craquelant avec une fenêtre protégée par des barreaux du côté intérieur et occultée par un rideau vénitien.

Avec le temps, c’est devenu autre chose. Presque même pas sexuel, quelque chose à rapport à qui je suis et une recomposition de qui j’aurais pu être sans ces règles.

J’aurais été quoi, si ma sexualité n’avait pas été écrasée ? Irrévérencieux ? Cocasse ? Insolent ? Peut-être. Dans ma vie, la vraie, ça m’aurait trop coûté.

De toute façon, être PD, c’est perdre le temps, pédaler. Un paquet d’entre nous sortent du placard tard dans leur vie et un jour se retournent pour se demander à quoi aurait ressemblé une adolescence gay. La sensualité boiteuse des désirs pubères et les amourettes écervelées. Et ceux qui ont la chance de se savoir tôt savent que cette adolescence laisse souvent place à la honte, les insultes et la violence. On rattrapera pas ce temps perdu, c’est tout.

Mais quand tu baises dans les toilettes de l’université de Columbia, tu repenses quelques trucs.

s’était rencontrés sur Grindr, comme il est de coutume. Il était sexy, plein d’esprit, et nos échanges ont très vite viré au cul et aux fantasmes. On s’est rencontré sur son campus. La tension était établie, et les choses ont naturellement suivi. Les toilettes étaient vides, on était dans la dernière cabine. Comme personne ne venait, on s’est déplacé pour baiser sur le canapé devant la porte. Inconscient, mais rien de plus excitant. C’était comme une bouffée d’air, un souffle de vie. Le réveil d’une carcasse. Rendue à la vie.

Photo en nuance de gris. Au premier plan, à côté d'une vielle borne kilométrique, un panneau de rue  à hauteur de vue d'un conducteur ou conductrice, avec deux pieds en béton plantée dans le sol : "GAY LANE ls 21". Le panneau est devant un vieux mur en pierre taillées grossièrement et cimentées entre elles. La photo montre deux autre poteau en aluminium de part et d'autre du panneau, mais le cadrage ne laissent pas voir ce qu'ils portent.

Mon moi-petit ne se sentait jamais à l’aise dans son homo-sexualité. Son exploration était trop coûteuse. Baiser aux dépends de la découverte redéfinit le cout de la vulnérabilité de ma jeunesse. L’enjeu me renvoie dans le temps, attrape mon moi-petit pour un tour. Je baise le danger, je nique le fracas, j’envoie bouler le temps.

Je récupère des bouts de qui j’aurais pu être. Un être impertinent, railleur, sûr de lui-même. Les flirts ratés. Les premiers baisers : amateurs, dégueulasses, peut-être même nazes, mais homos. Les odeurs et sensations déroutantes des premières excitations. Les histoires d’amours. Et l’amour pour mon moi-petit, perdu et brisé.

C’est notre deal. Je baise maintenant. J’aime qui j’étais petit. Nous vivons.

Ali Simone

Illustrations

« Gay Bricks, what’s gay – the wall ? », Daniel Mogford ;
L’impasse, vue par l’auteur ;
« Gay Street, where the gays go », BeckyTekkie ;
« Gay Lane », Trans-Fatty-Acid