Finalement, je l’ai toujours su. Dès le plus jeune âge, dès la maternelle, je sentais cette chaleur, cette attraction pour les garçons. Mais depuis très jeune j’ai aussi compris que ce n’était pas mon rôle. Petit garçon, je devais m’intéresser aux filles. Mon désir je le vivais dans le rejet de moi, bien sûr, mais des garçons aussi. La seule façon que j’avais de l’exprimer c’était le rejet, l’agressivité, « l’amour vache » qu’on disait à l’époque. C’était ça avec Bryan, mon premier crush. Je le suivais, je mangeais à côté de lui, je lui propose qu’on soit amis, il me dit oui. Un jour c’était plus fort que moi, j’ai pas su gérer mes sentiments, trop intenses. Je lui vole sa tétine, je la jette aux égouts. Bails de maternelle. Toujours est-il que j’ai été puni, mes parents sont venus me chercher en classe de petite section (une honte pour un élève de grande section comme moi à l’époque) et Bryan ne voulait plus être mon ami. Plus tard il a déménagé, je ne l’ai jamais revu. Petit, en même temps que je devais cacher mon désir naissant pour les garçons, je devais donner le change en séduisant les filles. Les deux allaient ensemble.
Alors je m’y suis mis. Et je le dis sans aucune fierté : de la primaire au lycée, j’ai presque toujours été en couple. Toujours le même processus, bien qu’inconscient. Je traînais avec les filles, je devenais très ami de l’une d’entre elles. On était proches, tellement proches qu’il fallait mettre un nom sur cette relation, un mot que les autres et nous-mêmes pourrions comprendre : il s’agissait de « l’amour », nous étions « petit·es ami·es ». Vanessa, Pauline, Laura, Mélanie, Esther, Agathe. J’embrassais mes meilleures amies, on s’écrivait des lettres, on s’offrait des cadeaux à la Saint-Valentin, on se disputait parfois, je souffrais — vraiment — lorsqu’on se séparait.

Pendant ce temps, mon désir pour les garçons ne s’arrêtait pas, il grandissait. À partir du collège il devenait sexuel plus que sensuel. Mais je ne me considérais pas pédé, ni gay, ni homo. Je me considérais un garçon comme les autres. Sauf que dans ma chambre le soir ou dans mes pensées durant un cours, au sport ou au vestiaire, je m’imaginais faisant des trucs avec mes potes. Bruno, Shady, Yanis, Zakaria, Jeff, Rudy, Donovan, Max, Mehdi, Damien. Mes relations hétéros me protégeaient quand l’un de mes potes me voyait le matant, quand il voyait un geste de main efféminé, quand on se demandait pourquoi j’étais pas exactement comme les autres, pourquoi j’étais « plus sensible ». « Nan, nan, il est pas pédé, il sort avec elle », ça me sauvait des autres et de moi-même aussi : « Nan, nan, je suis pas pédé, je sors avec elle ». Difficile aujourd’hui de formuler mes pensées du moment, si contradictoires et pourtant avec tellement de désir homo. Je vivais avec une compréhension que quelque chose en moi était différent mais en même temps avec une grande confiance dans ma « normalité » et dans mon « plan ».
Car c’est sous la forme d’un plan que mes contradictions se sont équilibrées, « je suis pas homo… mais ». Je suis pas homo, je sors avec des filles. Je suis pas homo, plus tard, je vivrai avec une femme, mon épouse. Je suis pas homo, nous aurons des enfants, deux ou trois, même si deux c’est déjà bien. Je suis pas homo, on aura une maison, genre en banlieue comme mes parents. Je suis pas homo mais quand j’aurai réussi tout ça je pourrai partir avec un mec. Ce sera dur pour ma famille, pour mon épouse et mes enfants, mais j’aurai fait mon travail, ma mission. Je suis pas homo mais à 40 ans j’irai avec un mec. 40 ans, c’était mon estimation. J’avais environ 25 ans pour réussir ce plan, 25 ans à tenir et après je partirai avec un mec, mon keum.

Ce pari hétéro m’a permis de tenir, il m’a permis de m’expliquer à moi-même ma vie, de lui donner un sens, de lui offrir un horizon malgré tout joyeux : à 40 ans, je serai avec un mec. Quand je suis arrivé au lycée, ce plan hétéro ne marchait plus vraiment. Le temps passait et l’avancée dans l’adolescence me rapprochait du moment « de la première fois ». Tout le collège j’ai réussi à l’esquiver, principalement par des ruptures. Mais au lycée c’était plus possible, on était beaucoup trop âgés pour se limiter aux smacks. J’ai essayé de tenir. Je l’ai suivie, chez elle, loin de chez moi, sans transport. Je ne voulais pas mais ça s’est fait. ça a été un électrochoc. Tout ce plan ne marchait pas. Il ne marchait pas et il m’avait conduit à cette situation. Je ne pouvais pas le tenir, je comprenais qu’au fond je n’en voulais pas.
Alors j’ai dû faire le deuil. Le deuil de mon hétérosexualité, le deuil de ma capacité à satisfaire ma famille, mes amis, mon entourage, la société. J’ai essayé, 18 années durant. J’avais un plan, ça aurait dû marcher. Là, je ne pouvais plus éviter cette réalité : je suis homo, gay, pédé.
La fin de mon plan, son échec, c’était mon entrée dans la vie d’adulte, ma sortie d’une enfance de refoulement. ça y est, je suis grand, je suis pédé.
Un texte de TURI
