13 h 30. Je sonne à la porte, c’est la bonne porte j’ai vérifié trois fois, le bon bâtiment, le bon étage. Je stresse. J’ai envie de faire demi-tour. Jérôme m’a proposé de venir, la semaine dernière, après les cours. Il s’est assis à côté de moi dans le bus, et m’a dit qu’il fêtait son anniversaire, et est-ce que je veux venir ? Je n’ai pas osé le regarder. “Ouais ouais OK pourquoi pas” ai-je répondu, mais trop de questions envahissaient mon esprit. Déjà : pourquoi s’est-il assis à côté de moi dans le bus alors que tout le monde pouvait nous voir ?! Ensuite, pourquoi m’inviter moi ?! Je n’ai jamais parlé à Jérôme, on est même pas dans la même classe, il est en troisième et moi en cinquième. Comment me connait-il ? Il a bien vu que tout le monde me déteste, que je me fais traiter de tous les noms à la sortie des cours. Impossible ! Je sens l’embrouille, la moquerie, c’est une supercherie, un moyen de m’humilier en me faisant croire que je peux venir à sa boum. Je vais ouvrir la porte et tout le monde sera là, témoin de ma crédulité, d’avoir pu croire que quelqu’un m’invitait. J’ai la nausée. J’entends la musique à travers la porte. Je fais demi-tour.

La porte s’ouvre. La mère de Jérôme me fait face, souriante. Ses cheveux blonds semblent sortir de chez le coiffeur. Elle a les mêmes yeux bleus que Jérôme.  “Bonjour, entre donc !”

Il fait entièrement noir à l’intérieur, les volets sont baissés. Des ampoules roses diffusent une lumière tamisée, posées sur une table avec le lecteur CD. Des chaises sont disposées dans les coins, le canapé est collé au mur. Des garçons de troisième sont déjà là, ils servent du coca dans des verres en plastique. Je suis intimidé. La mère de Jérôme me prend par le bras, je lui tends le cadeau pour Jérôme, “c’est très gentil il ne fallait pas tu le diras à ta maman regarde le beau gâteau on le mangera tout à l’heure”, je ne sais pas quoi répondre, “va te servir un verre ! Jérôme ! Occupe-toi de tes invités s’il te plait !” Jérôme me sourit, pourquoi est-il sympa avec moi, pourquoi m’a-t-il invité, où est mon manteau, je regarde par terre j’ai envie de partir. “Tiens, prends un coca”. Je relève la tête. Je réalise pourquoi je suis là. IL est là. IL me tend un verre, IL me sourit.

Bon, je n’ai que 13 ans mais punaise je suis raide dingue de cette grande andouille, Antoine D., et bordel, il est là, il me tend un verre en plastique, sans y penser, sans savoir, sans rien d’autre qu’un sourire et ce sourire se fissurerait-il s’il savait que moi, moi je suis raide dingue de lui, moi qui ne suis qu’en cinquième, entre autres problématiques. Mais tant pis, c’est la boum de Jérôme, à laquelle ma présence tient du miracle, et mon esprit sauvage et libre va m’imposer sa loi, spontanément, sans respect des conventions, de ce qu’il convient ou non de faire lorsqu’on a treize ans.

Dessin d'un disque vinyle qui tourne et sur lequel on voit des profils de visages d'animaux monstrueux.

Parfois, j’ai envie de laisser libre court à ce moi-à-treize-ans. J’organise une boum pour mes trente ans et j’oblige mes potes à danser des slows avec moi. Je vais voir le type qui me plait et je lui “tu me plais”. Les réactions sont positives, en général, même pour me dire non. Ces treize ans, inconscients et libres, j’aime à les convoquer ; ils m’aident à faire abstraction de ce qu’on pourrait penser de moi ; ils sont un guide vers mes désirs.

Je me pose dans un coin, mon verre à la main. Des gens dansent. Jérôme fait le DJ, il hurle que tout le monde doit danser. Je LE vois suggérer un disque et s’élancer sur la piste. Je me lève, j’agite les bras, les pieds, mon cœur cogne sous mon survet bleu et blanc, je DOIS lui parler, trouver quelque chose à lui dire, à faire. Je suis au supplice, le morceau arrive à sa fin, alors je hurle “c’est quoi ce CD ?”, il me répond mais je ne comprends pas, je crois que je devrais avoir honte mais IL me parle, je sens qu’on me regarde, je sais que les autres m’observent mais tant pis, il faut qu’il me remarque, qu’il sache que j’existe, que je le trouve très beau, que je suis in love… je lui fait répéter, “quoi ?!” je crie alors que j’ai très bien compris, mémorisé ce titre et je supplierai ma mère de me l’acheter demain.

Après deux ou trois chansons, Jérôme annonce l’heure des slows. Tout le monde crie “noooon !” mais Jérôme hurle qu’on est obligé de danser, sinon ce n’est pas une vraie boum ! Voulant faire de Jérôme un ami, vu qu’on doit être ami avec les amis de l’être aimé, je reste debout, espérant qu’IL m’invite à danser, mais il ne me regarde pas, il parle avec son pote, il ne doit pas aimer les slows lui non plus, ou alors il est trop timide pour faire le premier pas… C’est le moment de saisir ma chance. Échauffé à la fois par les exhortations de Jérôme, SA présence et sans nul doute, les grandes rasades de coca, je me plante devant lui “tu veux danser avec moi ?”. Il sourit et me dit “OK”. Ai-je conscience que les conversations s’arrêtent à ce moment-là ? Que tous les regards se tournent vers nous ? Que son sourire et son OK sont plus que réticents ? Je crois, mais je ne peux plus faire demi-tour, mon envie de lui, d’être proche de lui est trop grande.

Nous nous plaçons dans la configuration exigée, moi les bras autour de son cou et lui autour de ma taille, et nous commençons à tourner. Je ne vois plus son visage, je ne vois plus les autres qui ricanent, j’entends seulement Jérôme “Voilà ! Tout le monde fait comme eux !” et ça me rassure, j’ai raison, c’était exactement ce qu’il fallait faire. J’entends la musique, c’est la chanson des Spice Girls, j’ai déjà le CD 2 titres, ça fait des mois que j’essaie désespérément de traduire avec un dictionnaire sans réussir à en piger le sens, “2 become 1”…. Je vois d’autres couples se former. Plus personne ne crie. Le jour luit sous les volets roulants et les lumières scintillent. Je suis dans ses bras et nous tournons en rythme, pas trop vite, je me sens en paix. Alors, emporté par ce bien-être, inspiré par ce corps situé juste au niveau de mes yeux, bloquant la vue du reste de la pièce et rendant les autres inexistants, tournant et tournant encore, je pose ma tête contre son épaule. Je savoure ce moment incroyable, cette proximité avec l’être aimé, je plane complètement. “Eh, mais t’es dingue !” La chaleur du corps s’éloigne, mes mains n’ont plus de prise, je ne comprends pas. “ça va pas la tête !” Il s’éloigne à grands pas. Je lève les yeux et je vois Jérôme qui me regarde d’un air peiné. Je ne comprends pas, ce n’est pas comme ça qu’on fait ? Quand on aime quelqu’un, on ne se serre pas contre lui ?! Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?! ça veut dire qu’il ne m’aime pas ? Le bien-être laisse place à une peine glacée, un sentiment affreux d’incompréhension, de gêne et de honte. Les autres rient sous cape, Jérôme met la musique plus fort. Je m’éloigne vers la cuisine. Compatissante, la mère de Jérôme me tend une assiette de gâteau. Je m’assois dans un coin.

“Ben dis donc, il fait noir là-dedans !” Le père de Jérôme rentre du travail. Il rigole, embrasse sa femme et attrape une chaise pour s’installer dans le salon et profiter du spectacle d’adolescent-es pré-pubères, coincé-es et gêné-es mais sensé-es s’amuser, à grand renfort de commentaires. Je suis stupéfait par son aisance. “Jérôme, c’est quoi cette soupe ? Mets-nous de la vraie musique s’il te plait ! Joe Dassin, merci !” Je me rapproche de la piste pour l’observer. Comment fait-il pour être si à l’aise au milieu d’inconnus ? Comment fait-il pour être si marrant, si sympa ? J’ai envie de rire à ses blagues, j’ai envie qu’il me fasse des blagues. “Jérôme, n’oublie pas l’heure des slows, je suis venu pour emballer !” Le père de Jérôme m’a repéré et m’offre la chaise à ses côtés. Mes contemporains sont mal à l’aise, et se dirigent vers la sortie.

Photo d'une boule à facettes suspendue à une chaine.

Jérôme obéit et met un slow. “Il y a des soirs comme ça où tout s’écroule autour de vous” chante le disque… Le père et la mère de Jérôme dansent ensemble, la piste est quasiment vide. Jérôme s’approche de moi. “Tu veux danser ?” J’acquiesce. “Tu peux faire ce que tu veux tu sais” il fait, “ça me dérange pas”. Alors, nous nous serrons l’un contre l’autre et je laisse ma tête reposer contre lui. “Ils sont mignons ces deux-là !” hurle le père de Jérôme.

Léo Chéri

Publicité