Les hommes noirs travestis au cinéma : fierté ou oppression ?
Enfant, j’étais fan de Eddie Murphy, j’ai grandi dans les années 90-2000, durant la fin de son âge d’or. Ses personnages dans Un Prince à New-York (1988), Dr Doolittle (1998) ou Norbit (2007) m’ont beaucoup amusé, mais ces rôles ont en commun le fait que Eddie Murphy se travestissait en femme, et c’était assez pour être comique — semble-t-il. Big Mamma (2000, 2006, 2011) fait du travestissement le grand sujet de comédie de cette trilogie avec Martin Lawrence. La comédie dans ces films passe par la misogynoir et la grossophobie, c’est également le cas dans la série de films Madea (2002, 2003, 2005… 2022), moins connue en France, créée par l’acteur et réalisateur Tyler Perry.
Le personnage de Madea est une femme noire de plus de 60 ans que Perry interprète en portant une robe à fleurs, une perruque grise et un fat suit. Tyler Perry crée le personnage pour des sketchs qu’il joue au théâtre et, en 2005, il adapte à l’écran sa propre pièce intitulée Diary of a Mad Black Woman (“Journal d’une femme noire en colère”. Traduction de la sortie DVD VF : Madea, grand-mère justicière). Le film génère 50 millions de dollars lors de sa sortie aux États-Unis et ne sort pas au cinéma en France. Huit autres films mettant en scène Madea (en prison, à des funérailles, à Halloween, etc.) suivent jusqu’en 2019. Le personnage de Madea rencontre une grande popularité parmi les afro-americain·es de classe modeste car elle caricature des figures féminines familières pour eulles. Les films mettant en scène Madea ne sortent pas en France, car leur public est essentiellement afro-américain aux États-Unis et, comme pour d’autres films afro-américains, les distributeurs français estiment qu’un public français, sous-entendu blanc, ne peut y trouver un intérêt. Madea est une femme du Sud des États-Unis, grossière, violente, qui inflige divers châtiments à ses enfants et se trouve être l’amalgame de divers clichés préjudiciables pour les femmes noires. Tyler Perry est un cinéaste clivant parmi les afro-américain·es appartenant aux classes moyennes et aisées, qui désapprouvent la vision des femmes noires. À plusieurs reprises, le réalisateur Spike Lee a reproché à Tyler Perry de véhiculer une image caricaturale des Noir·es qui les dessert dans une société où ils subissent le racisme. Durant des années, ce même argument a été fréquemment employé à l’encontre d’Eddy Murphy pour ses rôles dans lesquels il se travestissait en femme noire.
Bien que Tyler Perry et Eddie Murphy se défendent en expliquant que se travestir en femme noire est une célébration de leur blackness, ils perpétuent néanmoins une domination de genre à l’intérieur des populations noires : c’est de la misogynoir. Ce terme est créé en 2010 par Moya Bailey, femme noire queer, lors de ses études. Misogynoir désigne la misogynie dirigée spécifiquement vers les femmes noires et générée par tous les hommes indépendamment de leur couleur de peau ou appartenance sociale. Bailey examine ce phénomène d’abord dans le hip-hop, notamment avec le principe de respectabilité des femmes noires, puis s’intéresse au cinéma.

Divertissement ou transmisogynoir ?
Les films mettant en scène des femmes cisgenres se travestissant en hommes pour des effets comiques est plus rare, ce qui ancre le travestissement d’hommes cis en femmes cis dans une pratique misogyne. Dans ces films, le travestissement est explicitement un déguisement ou une caricature qui cherche à offenser, notamment via les attitudes dites « féminines » qui sont adoptées : la vanité, l’idiotie, la maternité toxique. Par ce biais, leurs personnages n’apparaissent pas comme des menaces pour les antagonistes du film, qui ne soupçonnent pas une telle force et une telle intelligence (soi-disant masculines) à ces personnages présumément femmes. C’est un acte de transmisogynie comme l’écrit Julia Serano dans Whipping Girl, c’est une forme intersectionnelle de misogynie qui a pour origine la peur qu’ont certains hommes cisgenres d’être perçus comme féminins. La comédie permet de détourner cette peur en caricaturant à la fois les femmes cisgenres et les personnes en non-conformité de genre. À cela s’ajoute la question raciale qui fait s’additionner misogynoir et transmisogynie ; l’autrice Trudy, créatrice du blog Gradient Lair, propose le terme de transmisogynoir pour parler de cette intersection d’oppressions à l’encontre des Noir·es trans.
Les comédies présentant ce genre de travestissement ont aussi des effets oppressifs sur les hommes noirs en général, dont la masculinité est toujours mise en question au sein de nos sociétés racistes. S’en prendre aux hommes noirs en insinuant qu’adopter des codes énoncés comme féminins les rabaissent affirme ce constat. Plusieurs acteurs et critiques dénoncent aujourd’hui cet effet comique. Ainsi Dave Chappelle dit-il à Oprah Winfrey : “I don’t need to put on a dress to be funny” (“Je n’ai pas besoin de porter une robe pour être drôle”). Le professeur de critique cinématographique Todd Boyd (University of Southern California School of Cinematic Arts) estime que cette forme de comédie doit désormais mourir car beaucoup de choses dans la société jouent en défaveur des hommes noirs, et que leur masculinité est employée comme argument pour les rendre menaçants. C’est pourquoi moquer leur masculinité semble être une manière pour la société de contrer « la menace » en la contenant dans le cadre maîtrise du ridicule. Ladite menace a été construite par une société patriarcale blanche qui a estimé que l’homme noir était une menace pour l’homme blanc, et les attributs de virilité noire ont été exacerbés dans la pub et la fiction. C’est au moyen de cette médiatisation que l’idée de menace a fini par légitimer et invisibiliser les violences racistes systémiques vécues par les hommes noirs.

Le travestissement : une fierté queer et noire
Le travestissement des hommes noirs n’est cependant pas qu’une forme de divertissement hétéro, il s’agit aussi d’une pratique culturelle queer avec son histoire propre. L’image de virilité des hommes noirs est mise en crise depuis le début des années 2010 à travers la présence médiatique forte d’artistes comme Frank Ocean, Billy Porter ou Lil Nas X. Ces dernières années, des émissions étatsuniennes comme We’re Here ou RuPaul’s Drag Race remettent au centre l’art et la créativité du travestissement par des hommes noirs queer. En 2020-2021, nous avons eu 5 gagnantes du show RuPaul’s Drag Race qui sont non-blanches (black or brown) — attention spoilers : Jaida Essence Hall (saison 12), Shea Couleé (All Stars 5), Priyanka (Canada’s Drag Race, saison 1), Envy Peru (Drag Race Holland, saison 1), Symone (saison 13). Chacune des gagnantes que j’ai citées énonce d’ailleurs dans l’émission un message de fierté et d’encouragement pour les autres garçons non-blancs queer qui les regardent et peuvent être effrayés d’embrasser leur féminité ou non-conformité de genre.
La culture drag nait aux États-Unis de la ballroom constitué en majorité de trans noir·es et latinxs. J’ai appris cela assez tardivement grâce au documentaire de Jennie Livingstone, Paris is Burning (1990). Avant ce documentaire, je n’avais que les représentations drag non-blancs des films d’Eddy Murphy. Paris is Burning m’a montré que l’origine de la ballroom était avant tout une affaire de personnes marginalisées (noir·es, latinxs et trans) qui parodiaient ce qu’elles n’avaient pas (les postes de businessmen ou businesswomen, l’opulence). Tout cela constituait une affirmation de leur identité car il s’agissait de s’inventer telles qu’elles se voyaient et pas uniquement divertir par une forme de subversion du genre. Je tiens à préciser que je sépare le fait d’être trans du fait d’être drag, même si les deux sont historiquement très liés. Contrairement à ce que la version US de RuPaul’s Drag Race s’est longtemps refusé à montrer, les femmes trans sont les premières drag queens et pas une minorité au sein de la culture drag.
Quoi qu’il en soit, ni être trans ni être drag n’est sujet de comédie pour faire rire une majorité cisgenre et hétérosexuelle. Un homme noir cisgenre hétérosexuel
en robe n’est plus drôle selon moi. Je sais pourquoi cela l’a été pour moi car, comme Eddy Murphy, Tyler Perry et leur public afro-américain, j’avais un affect avec le référentiel évoqué par ce travestissement. Je considère cette
tendance comme ayant été une étape malheureuse pour visibiliser les Noir·es au cinéma. J’estime désormais que, collectivement, les hommes noirs quels qu’ils soient (queer et hétéros), doivent se mettre en retrait et laisser les femmes noires quelles qu’elles soient (queer et hétéros), se parodier et se caricaturer à leur guise.
Illustration de Batsuking
d’après le clip de Jessie Ware, « What’s your pleasure »
Recommandations de séries et émissions
- Dear White People (Netflix, 4 saisons, terminée)
- blackAF (Netflix, 1 saison, terminée)
- RuPaul’s Drag Race (Netflix, 14 saisons, en cours)
- Pose (Canalplay, 3 saisons, terminée)
- Legendary (HBO, 3 saisons, en cours)
- We’re Here (HBO, 3 saisons, en cours)
Recommandations de livres
- Julia Serrano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Feminity, Seal Press, 2007 ; Manifeste d’une femme trans, trad. Noémie Grunenwald,Cambourakis, coll. « Sorcières », 2020.
- Mara Viveros Vigoya, Les couleurs de la masculinité, Expériences intersectionnelles et pratiques du pouvoir en Amérique latine, trad. Hélène Bretin, La Découverte, coll. « SH/ Genre et sexualité, 2018.
- Collectif, Afrotrans, Perspectives. Entretiens. Poésie, dir. Michaëla Danjé, Cases Rebelles, 2021.
Références
- https://ew.com/awards/emmys/rupauls-drag-race-racism-representation-panel/
- https://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=5626512&t=1632906599417
- https://ew.com/article/2009/03/17/madea-bad-black-america/
- https://www.washingtonpost.com/arts-entertainment/2018/10/31/tyler-perry-sayshes-done-with-madea-lot-people-already-were/
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Transmisogynie
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Misogynoir
- https://www.harpersbazaar.com/culture/features/a33614214/ashlee-marie-preston-transmisogynoir-essay/
- http://www.heteroclite.org/2018/03/les-couleurs-de-la-masculinite-viveros-50038
- https://www.npr.org/sections/tellmemore/2011/04/22/135630682/tyler-perry-vsspike-lee-a-debate-over-class-and-coonery
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